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La petite assemblée de résidents de la marina était composée à part égale de retraités, de privilégiés, de touristes et de vadrouilleurs. Ils n’avaient pas grand-chose en commun hormis leur goût de la tranquillité et les pattes-d’oie que le soleil avait gravées autour de leurs yeux. On leur avait demandé d’évacuer leurs bateaux et ils s’étaient agglutinés sur le parking. Ils marmonnaient des commentaires sur la brièveté de la vie et sur la nécessité de mieux sélectionner les résidents de la marina. L’agent Fox avait commis l’imprudence de prononcer une fois le mot « suicide », et la rumeur s’était rapidement propagée.

Le Saigneur écoutait les échos qui animaient la foule. Son cœur tressaillait comme sous une série d’électrochocs. Personne ne faisait attention à lui, à part un ou deux types qui le saluèrent. Il gardait les poings serrés dans les poches de son coupe-vent.

Il observa un policier fouiller dans le coffre d’une voiture de patrouille. Il se demanda comment le policier réagirait s’il se penchait près de lui et lui murmurait à l’oreille : « J’ai une passion que j’aimerais partager avec vous. Venez admirer mes belles tombes. » Mais il se retiendrait. Car la ville décorerait le policier, les salopes à la télé en feraient un héros et traiteraient le Saigneur de malade. Les snobinards de la marina joueraient des coudes pour être interviewés devant les caméras : « Oh oui, nous sommes sous le choc. Ce monsieur paraissait si gentil. » Quant au Saigneur, on ne lui donnerait sûrement pas l’occasion de raconter sa version des faits à la télé.

La vie était honteusement injuste, ou alors il fallait l’attraper par les cornes et ne pas lâcher. Il vit une vieille bonne femme s’approcher du policier qui sifflotait et bavarder avec lui. De retour dans la foule, elle se dépêcha de raconter ce qu’on lui avait confié.

Le Saigneur prêta un peu plus l’oreille. La vieille haletait, tout excitée qu’elle était de transmettre la triste nouvelle à tout le monde.

« C’est le monsieur qui vivait sur le Real Shame qui est mort. Ils pensent qu’il s’agit d’un suicide. C’est affreux ! »

Suicide. Suicide. Quel mot délicieux, qui fondait dans la bouche ! Un mot comme un bonbon, vraiment, à s’en lécher les dix doigts après l’avoir avalé.

Il voulait voir sa nouvelle chérie, la toucher, soulever sa chevelure épaisse, lécher sa peau, sentir la tiédeur de sa respiration dans son cou. Elle aurait besoin qu’on la réconforte, la pauvre enfant.

« Je parie que sa petite amie l’a fait cocu, et que c’est pour ça qu’il s’est tué, poursuivit la vieille un ton plus bas. Vous avez vu les strings dans lesquels elle se balade ? Si ce n’est pas une traînée, ça…»

« Comme si Pete n’était pas la vraie traînée dans cette histoire », se dit le Saigneur. Il imagina les craquements intéressants que produirait la mâchoire de la vieille s’il la brisait.

« Cette fille ne va sûrement pas s’éterniser dans le coin, déclara le Saigneur de cette voix grêle, faiblarde, qu’il détestait tant. Elle n’est pas d’ici, pas vrai ? »

« Tais-toi, imbécile ! Tu vas te taire, crétin ! » La vieille hocha la tête. Pour protéger son horrible coiffure floconneuse, elle l’avait entourée de rubans de papier toilette. Le Saigneur la trouvait complètement ridicule.

« Vous avez raison, qu’elle retourne dans le caniveau d’où elle sort », déclara la vieille.

Il hocha la tête à son tour, poliment. Parfait. Si tout le monde pensait que Velvet avait quitté la ville, cela rendrait les choses beaucoup plus faciles pour lui.

Trois personnes sortirent des bureaux de la marina, dont – ô joie ! - sa chérie. Ah, la détresse lui allait à merveille ! Elle était mignonne comme tout dans son short en jean. Un petit ange, comme sa mère aimait bien dire. Le désir asséchait la bouche du Saigneur. Les trois montèrent à bord du bateau de Pete, disparurent à l’intérieur puis ressortirent deux minutes plus tard. Velvet sanglotait, ses épaules tremblaient.

Un homme la dirigeait vers les voitures de police.

La panique le saisit. Non ! Ils l’arrêtaient. Ça n’allait pas du tout…

Mais, à la lumière des lampadaires, il se rendit compte que l’homme, un type assez grand, n’était pas habillé comme un flic… et il guidait sa chérie au-delà des véhicules de police, au-delà de l’ambulance.

Le Saigneur entendait sa chérie qui continuait de pleurer. L’homme mit la main sur son bras, tendrement. Non ! Ça, ça n’était pas acceptable. Le cœur du Saigneur s’emballa. L’homme ouvrit la porte de l’Explorer et l’aida à s’asseoir, comme s’ils passaient ensemble une soirée romantique.

L’homme se retourna vers la foule. Le Saigneur vit son visage et grimaça. Il avait chaud, les paumes de ses mains le démangeaient.

Les badauds et les habitants de la marina s’écartèrent pour laisser le 4×4 sortir du parking. Sur la porte, le Saigneur aperçut un autocollant magnétique, des lettres blanches sur un fond rouge et bleu stylisé : Whit Mosley – juge de paix. L’Explorer passa à un mètre du Saigneur : sa chérie appuyait le côté de sa tête contre la vitre. Ses poings cachaient ses yeux. Il entendit sa voix rugir malgré le bruit du moteur – avant que le véhicule disparaisse dans la nuit.

Le Saigneur s’éloigna sans attendre. S’ils avaient arrêté sa chérie, c’est un flic qui l’aurait emmenée. Pas un juge… Elle n’avait pas pris d’affaires. Elle ne quittait pas la ville. Cette pensée l’apaisa alors qu’il s’engouffrait derrière le volant de sa Volkswagen déglinguée. Mais il n’aimait pas la voir traîner avec ce juge quand c’était à lui – à lui seul – qu’elle appartenait.

Ce maudit juge la voyait souffrir. Le Saigneur, lui, voulait l’aider… voulait l’amener chez lui, la déshabiller, la…

Non. Non. Il savait qu’il laissait son imagination prendre le contrôle, et ce n’était pas le moment. Tant qu’il ne tenait pas sa chérie dans ses bras, il devait se méfier de son imagination. Le juge Mosley était un représentant de l’ordre, de la justice, il devait l’accompagner là où on prendrait sa déposition, là où elle remplirait des formulaires.

« Ouais, mais tu connais les fils Mosley, tu sais comment ils sont. »

Le Saigneur fit gronder le moteur de sa voiture. Pourquoi attendre ? Peut-être pourrait-il les rattraper avant qu’ils atteignent le centre-ville de Port Léo, sur la route sombre qui longeait la baie. Il leur ferait des appels de phares, les forcerait à s’arrêter sur le bas-côté ou sur un parking non éclairé. Il extirperait Mosley du véhicule, d’un coup de lame il lui viderait les viscères, puis l’égorgerait. Le sang d’un juge, ça doit sentir le renfermé comme une salle d’audience, ou comme une vieille bibliothèque de fac de droit. Alors il pourrait emmener sa chérie chez lui, la réconforter et faire qu’elle soit vraiment à lui, loin de la tristesse de ce monde.

Il écrasa la pédale d’accélérateur.

 

Faux-Semblants
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